Loin des yeux, loin du coeur

**le_jack** Lun 9 Sep - 22:38

Loin des yeux, loin du coeur.

C'est cette phrase banale, lancée dans un contexte banal par une personne banale, qui avait fouetté l'esprit de Jack au point de pousser la torture de la conscience jusqu'à le priver de sommeil.
Cette petite réflexion d'un badaud à un marchand sur la place de Kastell Paol, à deux pas du rouquin, lui avait immédiatement amené à l'esprit, comme une vision, les personnes pour lesquelles son coeur battait.

Et de ces personnes, l'une d'elle au moins était loin de ses yeux.
La Duchesse.
Pour lui-même, la rousse de Cholet restait la Duchesse. Son verbe, sa prestance, et jusqu'aux fracas de ses silences, tout ce que Jack connaissait de Chimera évoquait pour lui la noblesse la plus haute.

Loin des yeux, loin du coeur. L'oubliait-elle?
L'amour est facile à garder. La force du sentiment lie les corps et les coeurs de telle sorte que l'esprit ne se détache pas aisément de son geôlier. Mais l'amitié?
Si facile à déclarer. Si difficile à prouver. Si exigeant à conserver.

Mamour? Je me rends à Cholet. Si quelque nécessité devait me rappeler à toi, fais-moi prévenir par Philippe.

Sans doute habituée à ses fréquents voyages, Mimilia ne parut pas étonnée par l'annonce de son mari.

Quelques lieues, quelques heures et quelques couches de poussières de chemins Bretons plus tard, le vieux rouquin mettait pied à terre devant le poste de garde du château de Cholet. Il y avait tellement longtemps qu'il n'était pas venu ici... Mieux valait s'en tenir aux usages et aux bonnes formes.

Demat. Pouvez-vous annoncer l'arrivée de Jack à Sa Grandeur?

Et si elle était occupée? La gêne fit monter le rouge aux joues du rouquin.
Euh... ajouta-t-il maladroitement, Si Sa Grandeur ne peut me recevoir, veuillez prévenir l'intendance du château.

Et si elle ne se souvenait plus de qui était Jack? Ou plutôt, et s'il y avait trop de Jack dans sa mémoire pour qu'un nigaud comme lui sorte du lot? A cela aussi il fallait remédier...

Mon nom ne dira peut-être rien à Sa Grandeur. Ajoutez que je suis un pendu en sursis.

C'était certes un peu humiliant d'en arriver là pour se faire reconnaître, mais après tout... la fin justifiait les moyens.
Parfois.

**le_jack** Ven 18 Oct - 21:59

Jack n'était pas d'un naturel bavard. Il eut donc beaucoup de mal à entretenir une discussion - déjà ténue au départ - avec celui des gardes qui était resté avec lui. Comme prévu elle s'étiola. Puis s'éteignit. Ne lui survécut qu'un silence gêné, pesant, encombrant.

La longueur de l'attente ne fut pas, en cette occasion, pour mettre le rouquin à l'aise. Eguiner était patient. On devait bien admettre que la patience constituait sa seule vraie qualité. Ferme et vaillante comme l'acier... avec ses caractéristiques. Notamment une: le froid la fragilisait.

Oh bien évidemment il avait commencé par tourner un peu sur lui-même en battant le sol du pied pour en chasser l'engourdissement venant des orteils. Cela eut même le net avantage de tourner parfois le dos au garde, et de justifier ainsi le silence qui s'éternisait et s'alourdissait avec le temps... qui lui s'écoulait toujours.

N'ayant au final plus froid, ni aux pieds ni ailleurs, à force d'exercices toujours plus variés et toujours moins discrets, le vieil homme trouva l'idée de flatter l'encolure de son cheval assez bonne. On ne pouvait en effet décemment pas reprocher à un bon cavalier de prendre soin de sa monture. Celle-ci ayant sué, sa robe laissée sous le vent et la crinière nageant dans une nappe de brume dégagée par son corps chevalin, elle risquait d'attraper la mort. Et en homme né pauvre, en bon paysan, Jack surestimait la valeur de son cheval. Sa santé lui était précieuse.

Le temps passa ainsi plus vite pendant un moment, alors qu'Eguiner s'évertuait à étriller maladroitement son protégé avec son foulard rouge enroulé autour du poing. Fut-ce long? Jack n'eût pu le dire. Mais tout comme sa gymnastique, le brossage prit fin. Restait du temps à tuer. Combien? Qu'importe. Le bon soldat s'inquiète-t-il de savoir combien il a d'ennemis en face de lui? Non.

Cette question ne mit cependant pas un terme à ce monologue interne. Jack n'était pas soldat. Il réfutait donc la validité d'une telle comparaison.
Que se passa-t-il ensuite? Fut-ce une branche morte tombant d'un arbre voisin sur un tapis de feuilles mortes, trop fin pour assourdir le bruit? Fut-ce le trépignement du cheval dont le sabot heurta le sol plus durement qu'auparavant? Fut-ce... oh bon ça va, on a compris!
Que fut donc le déclencheur de ce volte-face, de ce mouvement si rapide, apparemment résolu, qui fit se diriger Jack vers sa selle et, le pied à l'étrier, murmurer à sa monture Pardon? Le narrateur l'ignore. Ou feint de l'ignorer. Ce qu'il consent à décrire, en revanche, c'est le départ de Jack. Au trot.

Il n'était pas un voleur, un brigand, un bandit. Il savait prendre son temps, et surtout il ne fuyait pas. Jamais. Cependant il savait partir. Juste avant de faire avancer son cheval, le rouquin s'était tout de même retourné, sans doute pour vérifier une dernière fois qu'on ne l'envoyait pas chercher. Ou peut-être était-ce pour faire face au garde au moment de lancer un dernier mot? Jack était poli, cela reste plausible comme explication.
Qui sait si ce dernier mot fut adressé au garde, à Cholet qui aujourd'hui était si froid, ou encore à Cholet, qui désormais était si froide? Quoi qu'il en fut, ce dernier mot fut dit.
Et ce fut tout. Tout était dit.

Adieu.

Loin des yeux, loin du coeur

Loin des yeux, loin du coeur

Re: Loin des yeux, loin du coeur